C'est en septembre 82 que j'ai rencontré Hélène, la fille de René et Marie. Peu de temps après, on me faisait une proposition de travail : partir comme directeur de marketing d'un groupe de brasseries implanté au Cameroun. Hélène et moi décidions de nous expatrier ensemble ; la "présentation" aux parents en fut donc précipitée. Evidemment, j'avais tout pour plaire : j'étais apatride, marié et père de garçon de treize ans, STF (sans travail fixe), de douze ans l'aîné de leur fille que je me proposais d'installer en Afrique. Que d'atouts pour se présenter à d'éventuels futurs beaux-parents…

Or, que d'empressement à me recevoir dans ce petit salon de la rue Paul Barruel, quelle bonne ambiance, quelle bonne conversation. C'est cela qui frappe chez René et Marie lorsqu'on a la chance de les avoir rencontrés : le respect des autres. Bref cette soirée fut pour moi inoubliable.

Quatre ans plus tard, René mariait sa fille. En tant que maire de Beaumont-la-Ronce, il aurait pu officier lui-même mais il  préféra "être père qu'être maire" (dixit René dans son allocution). C'est donc en tant que père qu'il conduisit Hélène devant un maire, et moi je suis reconnaissant à Marie d'avoir eu son bras. Je n'oublie jamais leur agitation pour cette fête, lampions, tréteaux, traiteur, et surtout feux d'artifice, c'est 14 juillet, c'est fête, merci à tous deux.

Les années ont passé, je suis devenu leur fils, dans mon cœur ils sont devenus mes deuxièmes parents. Je n'ai pas connu René homme public, l'homme que j'ai connu pendant ces quatorze années ne m'a jamais parlé de son travail de bibliothécaire. Je ne l'ai connu que comme mon père,  je l'ai aimé en fils, en homme, en compagnon.

Puis, il est devenu grand-père : avant même que Yann-Loup ne sache marcher, il lui a fabriqué un cheval à bascule, qui continue, après toutes ces années, à rendre service aux deux petits frères. Au moment de la naissance de Nam, il s'est improvisé grouillot pour m'aider à la cuisine du restaurant : riz cantonnais et nems n'avaient plus de secrets pour lui et il a littéralement été "mis à toutes les sauces". Avec Théo, qui est d'un tempérament facétieux,  on assistait à des combats pour rire entre le grand-père et le petit-fils se poursuivant et se traitant de méchant. Une photo a fixé une de ces rixes "pour semblant".

Il était même grand-père d'adoption : mon fils Cyril, ayant eu un jour besoin de documentation, s'est présenté à la B.P.I. comme le petit-fils de René. Il  fut accueilli avec beaucoup de gentillesse. Quand il l'a raconté à René, cela l'a beaucoup amusé, et en même temps j'ai vu de la joie dans ses yeux.

Lorsque je lui demandais un avis, il avait toujours le mot juste, la formule exacte.  Lorsque je lui demandais un bricolage,  il avait toujours le geste juste, la pièce exacte.

L'année où j'ai préparé le DESS de droit médical, c'était comme si lui aussi le préparait. Lorsque les cours avaient lieu à Tours, nous passions des soirées à parler des problèmes traités dans les programmes ; j'étais assez critique ; avec moi il soupirait et regrettait que le ton des leçons ne soit pas plus pertinent. Au moment de la rédaction du mémoire, il a été un lecteur attentif, exigeant. Il m'a remercié un jour en disant "Tu m'a donné beaucoup de plaisir cette année avec ton DESS !". Ce diplôme inutilisé, j'en garde pourtant un bon souvenir, car il nous a donnés, à René et à moi, l'opportunité de partager une aventure.

J'aime mon jardin, mais taille et désherbage  me chagrinent : mes souvenirs de prisonnier dans les camps communistes me rappellent que les végétaux les plus humbles ont leur utilité et leur beauté. Après plusieurs remarques et quelques arrachages clandestins de "mauvaises" herbes, René s'était résigné à l'aspect indiscipliné de notre jardin.

Un jour, quelque temps avant l'été, il s'est mis à me parler de la mort et de la vieillesse, à dire la difficulté qu'il avait à lever le bras pour se raser, le rythme de travail devenu plus lent, et son regret d'avoir eu des petits-enfants trop tardivement, car il aurait aimé savoir ce qu'ils allaient devenir. C'est la première fois que j'ai vu si grave.

Le 17 août 96, nous avons fêté tous ensemble à la Tupinière les quatre ans de Nam. Quelques jours plus tard, à la veille de notre départ pour Montmorillon, nous avons pour une fois travaillé ensemble à arracher les pommes de terre et les oignons qu'il nous destinait. Comme à son habitude, il travaillait nettement plus vite que moi, et me voyant traîner derrière lui, il m'a fait la remarque : "Moi aussi, je n'ai plus le même rythme…" (comme si nous avions le même âge…) et il m'a expliqué ses projets de réorganisation du jardin pour tenir compte de la diminution  de ses capacités de travail et surtout pour que Marc et moi ayons moins de travail dans le futur.

Le lendemain, à mon réveil, je l'ai donc découvert en train de charger le minibus avec tout notre ravitaillement. Il avait le "coup de main" pour charger une voiture et était très fier d'y faire rentrer le maximum de choses de la manière la plus rationnelle : cageots de bocaux de petits pois,  cageots de bocaux de haricots verts,  cageots de notre récolte de pommes de terre de la veille, qui étaient petites cette année là ; il s'en excusa presque en nous les donnant. Il était comme ça, c'était sa façon d'exprimer son amour ; lorsque nous avions nos restaurants, il était tout fier d'être notre unique fournisseur d'oignons, (d'ailleurs, nous en avons encore, des oignons de René, plus d'un an après sa mort, alors que j'écris ces lignes…). Lorsque tout a été chargé, il m'a proposé de prendre en plus quelques légumes frais, laitues, courgettes, céleri rave, carottes… bref toutes ces choses qu'Hélène n'aime pas, j'en prenais toujours un peu pour moi, un peu pour nos voisins et amis qui apprécient beaucoup la verdure. En chemin vers le potager, il s'est mis à me parler des nouveaux bornages, en me disant "il faut que tu le saches car je n'aurai pas le temps d'en parler à ton beau-frère", et nous avons fait le tour de la propriété, pour bien constater les nouvelles limites de la Tupinière. De retour près des voitures, il s'est mis à me dire qu'il faudrait veiller à faire rapidement le rodage de la 106 de Marie, et surtout, autre fait bizarre, alors qu'il savait pourtant que j'ai l'habitude des voitures et que je m'adapte très facilement à n'importe laquelle, il m'a fait monter dans sa BX  pour me montrer les commandes, tout en se plaignant du mauvais emplacement de la radio ; je trouvais cela étrange, d'autant plus que c'est la seule voiture qu'il ne m'avait jamais prêtée.

C'était le 22 août 1996.  Le dimanche 25,  à 13 heures, lorsque nous avons reçu le coup de téléphone nous annonçant sa mort,  le minibus n'avait pas été complètement déchargé de ses légumes secs et de ses bocaux que je  gardais prêts pour la distribution aux amis.

 

 

Phan Van Song, le gendre de René et Marie